Gerald Roche est anthropologue et chercheur principal à l’Université de La Trobe, et auparavant à l’Institut asiatique de l’Université de Melbourne. Ses recherches portent sur les politiques de mise en danger et de revitalisation des langues, avec un accent régional sur le Tibet. Il a récemment co-édité le Routledge Handbook of Language Revitalization. Son projet de recherche actuel porte sur la politique ethnique et la diversité linguistique dans les régions tibétaines de Chine. L’étude examine la situation sociolinguistique de la population de Rebgong, une région multiethnique et multilingue du plateau du nord-est du Tibet où les Monguor constituent une minorité linguistique.
Que pensez-vous de la situation des langues minorisées sur internet ?
Je pense que le grand problème pour les langues dans les espaces numériques est que les politiques du monde réel ont tendance à se reproduire dans l’espace digital: le même déséquilibre des ressources, les mêmes hiérarchies de respect et de valeur, les mêmes stéréotypes et préjugés.
Ainsi, par exemple, Internet est toujours un environnement dominé par le texte, et il y a cette idée que pour que les langues soient présentes sur Internet, elles doivent être réduites au texte — même s’il existe d’énormes possibilités d’avoir une présence en ligne dynamique. Lorsque des langues minorisées pénètrent l’espace numérique, elles sont souvent soumises aux mêmes normes de présentation que des langues bien mieux dotées en ressources. Ainsi, par exemple, lorsque le COVID-19 a commencé à se répandre en Chine, le gouvernement ne fournissait pas d’informations dans les langues locales. Les communautés ont elles-mêmes entrepris le travail de traduction et produit des vidéos expliquant des informations vitales sur la santé publique dans les langues locales. Mais certaines personnes dans ces communautés ont réagi en disant que les vidéos n’étaient « pas professionnelles ». Même lorsqu’ils obtenaient des informations vitales dans leur langue, les gens jugeaient toujours nécessaire de juger le contenu en fonction des normes établies par des langues bien mieux dotées en ressources.
Pourquoi la diversité linguistique est-elle importante sur Internet?
Mon approche est de me concentrer sur les gens qui parlent ces langues plutôt que sur les langues elles-mêmes. Je pense que la langue est une question de justice sociale. Donc, ce n’est pas seulement que la diversité linguistique est négligée sur Internet, il est important de dire que l’Internet doit être un espace ouvert où tout le monde peut participer de manière égale. Il devrait être un espace où les gens ne subissent pas de discrimination. Mon objectif n’est pas de promouvoir la diversité linguistique pour elle-même mais de réduire la discrimination et d’accroître l’égalité fondamentale pour que ceux qui parlent les langues minorisées soient également entendus.
Comment la langue affecte-t-elle notre expérience Web?
Deux choses sont importantes ici. Premièrement, la langue peut créer des «bulles de représentation». Par exemple, je faisais des recherches sur Internet en tibétain. Les questions qui sont discutées, la façon dont les choses sont représentées, etc., sont totalement différentes des questions liées au Tibet sur Internet en anglais. Et deuxièmement, les mouvements politiques ont tendance à voyager à travers la langue dans les hiérarchies de pouvoir. Ainsi, par exemple, des communautés linguistiques plus petites et plus démunies sont susceptibles de connaître des luttes politiques plus vastes, mais pas l’inverse. Et cette inégalité dans la popularité des mouvements politiques est produite par les mêmes mécanismes qui produisent les inégalités politiques. Cela signifie que les «puissances» de l’analyse et de la production de théories ont tendance à produire des idées qui ont une pertinence limitée pour des luttes plus petites et des communautés plus localisées.
Je pense qu’à certains égards, nous pouvons penser que la «construction d’Internet» reproduit les mêmes problèmes qui se sont posés lors de la construction du système mondial d’États-nations, liés entre eux par le capitalisme mondial. Il a des dimensions à la fois locales et mondiales — il établit des hiérarchies au sein des États et entre eux. Et dans les deux cas, il y a des gens qui sont plus ou moins opprimés par ce processus. Comme Fanon a parlé des damnés de la terre, je pense que nous pouvons aussi penser aux « damnés d’Internet» …
Que proposez-vous ?
Par exemple, en Australie, j’aimerais voir tous les jours des sites d’actualités nationales ayant du contenu dans les langues autochtones en première page. Je pense que ce serait un excellent moyen de rappeler aux locuteurs de langues dominantes, qui en Australie sont souvent monolingues, l’existence d’autres langues … rappelant ainsi aux gens qu’il y a une différence, et donc une hiérarchie et des inégalités importantes. Mais en général, je pense que nous devons affronter le privilège des langues dominantes. Nous pensons souvent que l’activisme numérique pour les langues opprimées concerne l’autonomisation et l’inclusion — plus de plateformes, plus d’outils, plus de voix, etc. Et c’est bien. Mais ils ne suffisent pas si nous ne confrontons pas la domination injuste des autres langues. Si nous ne faisons que donner du pouvoir, nous invitons essentiellement les personnes et les communautés dans un environnement hostile. Cet environnement doit changer.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la bourse pour les médias décerné par Paradigm Hq, une organisation qui milite pour les droits numériques en Afrique.
Écrit par Sinatou Saka – Paradigm Initiative’s Digital Rights and Inclusion Media Fellow.